L’implant cochléaire à 21 ans

Fast forward à septembre 2004, j’ai 21 ans. Je débute ma dernière année universitaire en design graphique. Durant l’été qui vient de se terminer, j’ai vécu la plus grosse peine d’amour de ma vie et je commence tranquillement pas vite à m’en sortir. Un beau matin je me lève, et comme d’habitude, la première chose que je fais est prendre mon appareil qui est sur ma table de chevet. Je l’installe et je l’allume, et réalise qu’il ne fonctionne pas. Pas de problème, la batterie est probablement à plat. J’entreprends de la changer et je remets mon appareil. Étrangement, ça ne fonctionne toujours pas. Je vais chercher mon petit kit de réparation et je fais un test qui m’indique que le signal passe bien. Ça devrait fonctionner. Je change les fils et je réessaie. Le coeur commence à me débattre; ça ne marche pas. Là, je ne sais plus quoi faire, je change une fois de plus la batterie et les fils… rien. Je n’entends plus rien pantoute. Je tremble et j’arrive pas à y croire. La première idée qui me vient en tête est d’écrire un courriel à mon audiologiste de L’Hôtel-Dieu de Québec pour lui expliquer la situation. Nous sommes vendredi et elle me donne rendez-vous le lundi suivant.

Gatineau-Québec, c’est un bon 6h de route en autobus. Durant ce voyage, je me suis mise à penser. Qu’est-ce qui va m’arriver si je ne peux plus jamais entendre? Ça fait seulement trois jours et je capote. J’évite les gens, même aller à l’épicerie me demande un effort extrême. Ma voix est rauque en permanence. Comment je vais faire pour finir mes études? J’ai juste envie d’aller me rouler en boule dans un coin, fermer les yeux et de ne plus jamais avoir à affronter le monde extérieur. À Québec, on m’accueille chaleureusement et après quelques tests il devient vite évident que c’est la partie interne de mon implant qui est brisée. Les implants n’existent pas depuis très longtemps mais normalement ça devrait durer toute la vie. Mais c’est comme n’importe quoi, des fois il a des exceptions. Je suis spéciale mais à l’envers. Et puis à Québec, on m’a regardé dans les yeux et on m’a dit les mots les plus rassurants que j’aie jamais lus sur des lèvres :

On ne te laissera pas comme ça. On va s’occuper de toi et tout va bien aller, tu verras.

La puissance de ces mots si simples a fait tomber instantanément toutes mes réserves. Perdre le sens de l’ouïe pour la deuxième fois m’avait fait l’effet d’une douche glaciale. Avec ces mots on aurait dit qu’on m’avait tout à coup enroulée dans une couverture chaude en confortable. Je ne les oublierai jamais.

Une semaine plus tard, presque jour pour jour, j’ai passé en salle d’opération. J’ai appuyé sur le bouton pause de ma vie. Pause sur les études, pause sur ma peine d’amour, pause sur mes rêves. Quand on cesse de rouler à cent milles à l’heure et qu’on s’arrête pour un moment, surtout dans une chambre d’hôpital, le temps semble tourner au ralenti. On ressent et vit chaque émotion qui nous écorche. C’est à la fois intense et nécessaire. Le matin de l’opération, je repensais sans cesse à ma première opération, et comme je n’avais aucun mauvais souvenir, c’est avec un très grand calme et une confiance sans bornes que j’ai attendu qu’on vienne me chercher. Pourtant, ce n’était pas une opération sans risques et il n’y avait aucune garantie. Ça se pouvait qu’ils ne réussissent pas à remplacer l’implant, que quelque chose aille mal ou encore je garde des séquelles permanentes. Je n’y pensais pas trop, car je n’avais plus rien à perdre et tout à gagner.

Le chirurgien qui m’opéra fut le Dr. Bussières, celui qui a suivi dans les traces du grand Dr. Ferron. Comme mon opération s’avérait plus complexe en raison de ma petite cochlée, le Dr. Bussières avait mis côte à côte trois implants de compagnies différentes. Si le premier n’entrait pas, il passerait au deuxième, puis au troisième. Tout avait été pensé pour s’assurer que l’opération réussisse.

Quelques minutes avant l'opération
Quelques minutes avant l’opération

L’opération fut un succès du point de vue médical – le premier des trois implants est entré parfaitement. Et mieux, les 24 électrodes ont toutes être insérées. Du jour au lendemain, je suis passée de 9 électrodes fonctionnelles à 24. Je ne savais même pas que c’étais possible dans mon cas. Et moi qui croyait que la récupération de l’opération se ferait en un rien de temps, je m’étais trompée. Quand je me suis réveillée j’avais l’impression de m’être fait frapper par un train. Mon visage s’est mis à enfler de façon asymétrique et j’avais un gros bleu sur le menton.

Me voici à mon réveil
Me voici à mon réveil
Le lendemain (Difficile de sourire avec le bleu au menton!)
Le lendemain (Difficile de sourire avec le bleu au menton!)

J’avoue qu’à regarder les photos, ça fait peur; je ne me ressemblait pas, et je me demandais même si j’allais un jour retrouver mon apparence normale! Mais vraiment, ça ne dure pas très longtemps et la douleur de l’enflure se supporte bien avec des médicaments. Ça n’arrive pas à tout le monde (J’ai même entendu dire que c’était très rare) mais j’ai bien failli avoir une paralysie faciale. Je disais à la blague lorsqu’on me demandait ce que j’avais au menton que le médecin avait dû m’assommer parce que je m’étais réveillée durant l’opération. La réalité fut que durant plusieurs mois par la suite, j’ai eu de la difficulté à ouvrir la bouche grand et à sourire égal. De plus, j’ai subi une perte d’équilibre permanente. C’était comme être sur la brosse 24/7. C’est bien drôle la première demie-heure mais ça devient vite TRÈS désagréable. En plus de me rendre maladroite et distraite, ça me donnait un mal de coeur intense, tout le temps. Je pensais qu’après une ou deux semaines je serais en mesure de reprendre mes cours à l’Université. Oh, que non! Zéro concentration. La solution pour ça, c’est le temps. Mon cerveau a fini par apprendre à compenser pour la perte d’équilibre et tout est tranquillement rentré dans l’ordre, ça a pris environ trois mois. Mais quand je suis fatiguée, ou que je bouge trop vite, je deviens toute étourdie. Quand je m’enfarge dans une ligne imaginaire, ou que j’échappe mon lunch par terre, je me dis qu’il y a des choses bien pire dans la vie, et s’il fallait que je sacrifie ça pour entendre, bien c’est rien, même que je n’aurais aucune hésitation à refaire l’opération encore. Les avantages sont juste trop importants.

À ma sortie de l’hôpital j’ai passé quelques temps chez mes parents au Nouveau-Brunswick. Je n’ai pas parlé beaucoup d’eux ici même s’ils étaient à l’hôpital à mes côtés tout le long, comme ils l’étaient la première fois. Ils se sont faits rassurants, présents, aimants. Ça faisait du bien à mon âme de petite fille mais la jeune femme en moi avait le coeur en miettes. La fameuse peine d’amour encore (ça c’est une histoire pour un prochain billet!).

La cicatrice de l'opération
La cicatrice de l’opération

Un peu plus de trois semaines après l’opération, je suis retournée à Québec pour l’activation. Si vous avez visionné mon vidéo de la première fois, ça s’est passé un peu comme ça mais avec moins de monde. Pourtant la nervosité était palpable; on peut difficilement parler d’une opération réussie tant que l’implant n’a pas été activé. Et avec 24 électrodes, j’avais vraiment hâte de voir quelle différence ça ferait. Tout ce que j’espérais, c’est que ce changement me permette de parler un jour au téléphone. Les premiers sons que j’ai entendus ont été accompagnés d’un énorme soulagement. Ça fonctionne! Reste à voir si ce sera moins bon, pareil ou meilleur que ce que j’entendais avant. Nous avons programmé chaque électrode et activé l’appareil. Pour l’instant c’est dur de savoir, car nous sommes dans un petit bureau et il n’y a pas beaucoup de stimuli auditif.

Après l’activation je suis sortie dehors dans les rues du Vieux-Québec. Suite à tant d’émotions, j’avais un petit creux alors je suis allée chez McDo avaler des frites et un quart de livre avec fromage. Classique. So far, les bruits sont bizarres et ça sonne métallique avec plein de grichements. Tout est extrêmement fort et agressant mais c’est un peu normal puisque ça fait plus d’un mois que je n’ai pas entendu. Pendant que je mange, je me mets à lire journal bien tranquille lorsque j’entends un bruit. C’est un bébé qui pleure. Je l’ai entendu et j’ai su c’était quoi sans le voir. Mes larmes se mettent à couler et je ne suis pas capable de les retenir. Reconnaitre un son, c’est déjà bien en soi, mais il y a très longtemps que j’avais entendu cette chose… l’émotion. Le bébé crie comme tous les bébés le font, avec ses trippes. Je ne me souvenais plus ce que c’était de sentir une émotion à travers un ton de voix que j’en avais la chair de poule. J’aurais voulu aller prendre le bébé dans mes bras pour le consoler mais ça aurait été vraiment inapproprié, alors je suis simplement restée là à pleurer et à morver en mangeant mes frites.

C’était le signe que j’attendais qui me disait que tout serait correct, et même mieux qu’avant. En sortant du McDo j’ai entendu un bruit inhabituel. Je me suis arrêtée pour l’écouter mais je ne l’entendais plus alors j’ai continué à marcher. Le bruit a repris de plus belle. Je réalise finalement que c’est le bruit de mes pantalons qui frottent ensemble quand je marche. Je capote parce que je n’entendais pas ces petits détails-là avant. Je continue à marcher en frottant mes bas de pantalons avec le sourire fendu jusqu’aux oreilles, juste parce que je peux. C’était une magnifique soirée.

Cette fois je n’ai pas eu de période de réadaptation en règle, je devais simplement rester quelques jours à Québec pour passer des tests d’évaluation et perfectionner la programmation. C’est également dans cette période que j’ai réalisé que pour progresser, je devais oublier mes anciens points de repère auditifs et une bonne partie des choses que j’avais apprises en réadaptation depuis l’enfance. J’entendais de façon différente, et le son avait beaucoup plus de finesse et de nuances. Mon cerveau était habitué de « deviner » des mots et des phrases avec presque aucune information et j’étais une championne de la déduction et de la lecture labiale. Maintenant c’était l’inverse; je devais apprendre à porter plus attention au son qu’au langage corporel. Un téléphone ne sonnait plus comme un téléphone, la voix de ma mère n’était plus comme dans mon souvenir et j’ai découvert des bruits dont j’ignorait l’existence, comme celui des avions dans le ciel ou des clignotants pour tourner en voiture. C’est un peu comme apprendre un nouveau langage dans le fond. À force de poser des questions, demander c’est quoi, je me suis refait mes points de repère auditifs qui m’ont servi de bases pour étendre davantage mon répertoire.

J’étais déçue car après quelques semaines, le téléphone, la radio ou la télé sans sous-titres ne m’étaient pas plus accessibles qu’avant. Je comprenais plus de choses, certes, mais ce n’était pas encore suffisant. Ce n’est que deux ans plus tard que j’ai pu finalement avoir un exemple concret du changement phénoménal entre mon premier et mon deuxième implant, au travers d’une histoire d’amour entre moi, Nancy, implantée cochléaire et Ben, musicien, futur mari et papa de mes enfants.

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4 Comments

  1. Sylvie Giasson Reply

    Toujours tellement émouvant de te suivre Nancy. Les mots me manquent. Mais comme on se voit ce soir pour un café, je vais t'embrasser bien fort.

  2. C'est une histoire très captivante et émouvante qui bien sûr est la tienne.
    Très bien raconté, on sent effectivement ta sensibilité, les émotions ….
    Bien à toi.

  3. aurela losier Reply

    ouf, les larmes coulent…le son de tes pantaloons qui frottent ensemble… des choses que l’on prend pour acquis.

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