Cette histoire qui est la mienne

Quand j’étais toute petite, j’entendais comme la plupart d’entre vous. J’adorais la musique et mon père était toujours entrain de chanter ou te taper un beat sur le comptoir de la cuisine. Je me souviens d’avoir écouté les vinyles de mes parents en boucle des heures durant. J’ai appris mon alphabet en le chantant, et c’est comme ça que je l’ai récité devant toute ma classe de première année. J’adorais ricaner, jouer des tours, dessiner et faire du bricolage. Je ne voulais rien manquer de la vie, combattant le sommeil le soir et me levant très tôt le matin, au grand désespoir de mes parents! Tous les dimanches, nous allions à l’église et notre banc était tout près de la chorale. Oh, que j’ai passé des heures à rêver et à observer chaque personne qui chantait. Je leur vouais une admiration sans bornes, et à ce moment, mon plus grand rêve était de chanter un jour dans cette chorale.

Ma mère m’a souvent dit que si j’avais pu, je me serais inscrite dans toutes les activités qui existaient, qu’elles soient sportives ou culturelles. J’avais beau être une fillette assez gênée et discrète, je voulais tout faire. Parmi les multiples activités que je pratiquais, il y avait le patinage artistique. Je me souviens très clairement d’une soirée en particulier. Ma copinette Caroline, qui était l’une des meilleures du groupe, se vantait avec fierté que sa mère lui permettait de patiner sans son casque de sécurité. En route vers l’aréna, j’ai supplié ma mère pour qu’elle me laisse, moi aussi, patiner sans protection. Elle a refusé et je me suis rendue à mon cours frustrée car moi aussi, je voulais faire comme les grands. Un casque, c’était pour les bébés! C’est ce même soir que ma vie bascula – littéralement. J’ai perdu pied et je suis tombée tête première sur la glace. Le placotage et les rires ont fait place à un silence de stupeur. Ma mère est accourue pour me relever mais il était trop tard. Même avec mon casque, c’est arrivé.

Mon frère et moi, quelque temps après ma chute sur la glace
Mon frère et moi, quelque temps après ma chute sur la glace

Le lendemain de ma chute, j’ai commencé à perdre l’équilibre. Inquiets, mes parents ont consulté un médecin à l’hôpital de Tracadie et, n’ayant aucune idée de ce qui m’affectait, on m’a renvoyée à la maison avec du Gravol pour prévenir la nausée. Deux jours plus tard, je jouais avec la radio de pompier à mon père (il faisait partie des pompiers volontaires du village). Quand on appuyait sur le gros bouton, ça faisait un grichement très fort. J’ai collé la radio sur mon oreille gauche et j’ai appuyé sur le bouton sans arrêt jusqu’à ce que ma mère me réprimande : « Arrête de jouer avec ça, c’est trop fort et pas bon pour les oreilles ». Et je lui ai répondu :

Maman, c’est drôle, on dirait que le son rentre par là (en pointant mon oreille gauche) et sort par là (en pointant l’oreille droite).

Ma mère a tout de suite compris ce que l’audiologiste confirma un peu plus tard : la perte totale de l’audition de mon oreille gauche. Pendant ce temps, mon était continuait de se détériorer. Au début, ce n’était qu’un léger mal de coeur si je bougeais trop. Après un certain temps, j’avais des nausées même assise. Et puis, je ne pouvais plus me lever du tout, j’avais totalement perdu le sens de l’orientation. Le plafond, le plancher, les murs, plus rien ne faisait aucun sens. Je flottais et je tournoyais dans le vide. C’était tellement effrayant que je n’arrivais plus à m’ouvrir les yeux.

Voyant que mon état ne s’améliorait pas, mes parents m’ont apportée à l’urgence de l’hôpital de Bathurst à 45 minutes de chez moi. Changement de lits, yeux fermés, mal de coeur intense. Je fus transférée je ne sais comment à l’hôpital pour enfants IWK d’Halifax. C’est là qu’ils ont découvert que ma chute avait occasionné une perforation, un minuscule trou près des canaux semi-circulaires, la partie de l’oreille qui contrôle l’équilibre. Je me souviens de ma tête immobilisée pour ce qui m’a semblé une éternité et du vrombissement des gros scanners, des nombreuses personnes qui m’ont empêchée de me débattre pendant qu’ils inséraient une énorme aiguille dans mon oreille pour procéder à la réparation. Une fois le calme revenu, la douleur semi-estompée et l’opération terminée, on m’a offert… des autocollants. Insulte totale dans mon esprit de petite fille après toute la douleur infligée!
oreille_anatomie

On ne savait pas trop pourquoi ça m’était arrivé. un mauvais coup à la tête, la malchance? Lors du scan, les spécialistes ont découvert que ma cochlée était en fait plus petite que la normale. Au lieu du traditionnel 2 tours et demi, je n’ai qu’un tour et demi. Selon eux, mes deux cochlées, trop faibles, auraient probablement mené a une perte d’audition progressive avec le temps. Il était même surprenant que j’aie pu entendre normalement. Pour l’instant, j’avais de la chance, mon oreille droite semblait tenir le coup, mais comme un autre traumatisme crânien, même minime, pourrait avoir de graves conséquences pour moi, mes parents ont dû se résigner à m’interdire les sports de contact et les activités avec un risque d’accident. Fini pour moi le patinage artistique. Ça ne devait pas être évident pour mes parents car j’étais très aventureuse et j’aimais faire compétition aux garçons. Je grimpais aux arbres, faisais des folies dans les escaliers et dévalais les pentes à toute vitesse en traîneau l’hiver. Je voulais désespérément jouer au hockey. Quoi qu’il en soit, ce qui devait arriver arriva, d’une façon presque trop banale, tellement qu’on ne put rien faire pour le prévenir.

La veille de Noël, le 24 décembre 1990, j’ai quitté le monde des entendants, tout doucement. Un livre à colorier. Une petite coupure à la main infligée avec une paire de ciseaux. Quelques gouttes de sang. J’ai perdu connaissance dans la salle de bains pendant que mon père rinçait la débarbouillette et préparait un pansement. Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être réveillée sous le regard de mon père, ma mère et mon frère, immobiles, les yeux ronds comme des billes. Je me suis relevée comme si rien n’était en disant :

Oups, j’ai tombé!

Le reste de la soirée est un gros blur… Couchée sur ma maman, un sac de glace sur l’énorme bosse à l’arrière de ma tête, j’entendais comme un gros moteur ronronner dans mes oreilles, si fort que je devais crier pour m’entendre parler. Je me souviens d’avoir écouté les voix entremêlées de ma grande famille Mclaughlin qui festoyait s’éloigner petit à petit dans un long tunnel. J’avais sept ans et demi.

J’ai donc entrepris la seconde partie de ma 2e année scolaire avec une aide-enseignante pendant que mes parents cherchaient une alternative. Au début je trouvais ça plutôt utile d’avoir toute cette attention. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souviens pas d’avoir été particulièrement marquée ou peinée par ce changement. Sans bruits extérieur, je me sentais calme, tout simplement. Mais peu à peu, un changement s’est installé en moi : je ne pouvais plus être insouciante comme avant. Je ne comprenais plus ce que mes amis me disaient. Il fallait que je me concentre énormément pour réussir à suivre. Les concepts mathématiques comme les divisions et les multiplications étaient de vraies énigmes sans explications verbales. C’est là que j’ai développé le réflexe de lire sur les lèvres et la capacité de déduire beaucoup de choses selon l’expression faciale, la posture des gens et l’habitude de remarquer tous les petits détails. Très vite, c’est devenu comme une seconde nature, un réflexe, un outil de survie. C’est de ce changement que vient le titre de mon blogue, entendre avec ses yeux. Quand on perd l’un de nos cinq sens, les autres embarquent à fond de train pour compenser. D’une personne qui était surtout auditive (avec mon amour de la musique), je suis devenue une personne visuelle. J’ai aussi vécu quelque chose d’assez étrange et qu’on appelle une audition fantôme, c’est-à-dire que mon cerveau créait ses propres sons à la vue d’objets que je savais bruyants. J’avais tellement l’impression de les entendre! C’est le même principe qu’une personne qui perd une jambe ou un bras et qui s’imagine que ça démange alors qu’il n’y a plus rien!

En vivant dans le silence le plus total, j’ai développé la crainte de parler trop ou pas assez fort. Au risque de faire rire de moi et alerter ma classe entière, j’ai commencé a parler de moins en moins fort et à me replier sur moi-même. J’ai commencé à être moins enjouée et à douter de tout. Est-ce qu’on me parle? Est-ce que je manque quelque chose? J’étais dans un état d’alerte continuel qui était très épuisant. Mais ce qui me faisait le plus de peine, c’était le fait que je ne pouvais plus écouter ma musique favorite. J’avais beau mettre ma main pour sentir les vibrations, ce n’était plus pareil, la musique ne vivait plus que dans mon imagination.

Les visites en audiologie se sont succédées, avec une tentative (infructueuse) de me poser des appareils conventionnels qui amplifient le son. L’audiologiste avait beau monter le volume, rien n’y faisait, tout ce que j’avais c’était des chatouillements dans les oreilles. J’étais bel et bien sourde profonde. À IWK, on avait parlé à mes parents d’une invention relativement nouvelle, l’implant cochléaire. Cette technologie en était à ses balbutiements, et selon eux j’étais possiblement une bonne candidate pour l’intervention. À cette époque, les deux seules villes au Canada où elle se pratiquait étaient Vancouver et Québec. Les ressources pour mes parents étaient pratiquement inexistantes; l’Internet, tel qu’on le connait aujourd’hui avec ses forums et ses encyclopédies médicales n’existait pas encore. Mes parents ont donc entrepris le voyage de plus de 6 heures en voiture vers la province voisine, le Québec, vers ce qui allait changer ma destinée.

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Pour vous donner une idée de la suite, voici quelques sujets qui seront abordés dans les prochains billets :

  • L’implant cochléaire (regard d’enfant et regard d’adulte)
  • La vie sociale d’un enfant différent
  • Les anecdotes drôles et moins drôles de la vie quotidienne
  • Les relations amoureuses et l’acceptation de nos particularités par une autre personne
  • Être sourd à l’école et sur le marché du travail
  • Le syndrome de BOR
  • Parents d’enfants différents
  • Témoignage de mon conjoint et de mes parents

6 Comments

  1. J'attend la suite avec impatience!
    C'est drôle, je ne t'ai jamais vue comme une personne ayant un handicap. C'est intéressant de lire ce que tu as vécu et ce que tu vis tous les jours. Ton sens du détail va toujours m'épater, je n'ai jamais pensé pourquoi tu voyais autant les détails partout. Et je comprend maintenant pourquoi tu parles si peu fort!

    Vite, écris, que je lise!! 🙂 xoxox

  2. Un très beau témoignage. C'est très intéressant, et merci de partager ton histoire avec nous. J'ai moi même que 15 ans, et rien que de lire votre histoire, me donne envie de lire la suite ! Vite vite 🙂 !

  3. Étant la maman d'une petite fille de 20 mois implantée depuis plus d'un an, j'aime beaucoup lire comment tu as vécu tout ça. Je suis consciente que c'est différent pour tout le monde, mais ça me rassure un peu, aussi bizarre que ça peut sembler. J'ai hâte de lire tes autres articles! Nancy, maman d'Ariane, 20 mois.

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