Surdité et accessibilité

Parfois on se met à rêvasser et à se demander ce qui serait arrivé si nous avions pris telle ou telle décision dans notre vie. Si nous avions choisi une autre université, une autre vocation, un autre groupe d’amis, ou encore si nous avions décidé de voyager quand nous en avions la chance. Il m’arrive de me demander ce qui serait arrivé si je n’avais jamais perdu l’audition. Qu’est-ce que j’aurais fait dans la vie? Qui seraient mes amis, est-ce que je serais aussi mariée avec la même personne et est-ce que j’aurais des enfants? Je m’imagine secrètement journaliste ou météorologue à la télévision, médecin de famille, ou encore chanteuse ou hôtesse de l’air. Tous des métiers que j’aurais aimé faire mais que je pensais hors d’atteinte pour moi. Avec ce que je sais aujourd’hui, j’aimerais pouvoir dire à la version 15 ans plus jeune de moi :

Il n’y a pas de limites à tes rêves.

Si la passion est là, go, ne t’empêche pas pour un détail, il y a toujours une solution ou une autre façon de faire si on veut vraiment et qu’on a la passion, spécialement avec l’abondance de technologies aujourd’hui.

La surdité

Mon handicap, il n’est pas écrit dans mon front. Ça arrive fréquemment que les gens, même ceux qui me connaissent très bien me disent « Bye, on s’appelle! ». Et moi je réponds « oui, on s’écrit! ». Ne me dites pas qu’au moins je suis jolie, ou que ça pourrait être pire, je pourrais être aveugle. Ne me dites pas non plus que j’ai plein d’autres belles qualités pour compenser. Je vous le dis, je ne suis pas plus intelligente, ni plus extraordinaire que les autres, je suis normale, avec l’audition en moins.

Mais juste parce que ma surdité ne paraît pas ne veut pas dire qu’elle ne prend pas de place dans ma tête. L’espace qu’elle occupe varie au cours de la journée et dépend de la situation dans laquelle je suis et de l’importance que j’y accorde. Quand je suis avec ma famille ou avec des amis qui me sont chers et avec lesquels je suis à l’aise, mon handicap est négligeable. Quand j’écris, il n’existe plus. Quand je me butte à des barrières comme la radio, le téléphone, un dîner de groupe, une réunion mal préparée au travail, je me rends compte que j’ai des limites et je n’aime pas ça. C’est pour ça que nous ne devrions jamais juger de l’importance que devrait prendre un handicap dans la vie des gens. Ce qui est pour nous un simple doigt cassé peut prendre des proportions dramatiques pour un pianiste ou quelqu’un qui fait de l’escalade.

Je vous comprends

Vous allez peut-être trouver ça drôle, mais même si je suis sourde, je ne côtoie pas d’autres personnes sourdes tous les jours. Quand il m’arrive d’en croiser une, je ne sais pas toujours quoi faire. Je suis tout le temps entrain de me demander si je parle assez fort, si j’articule assez, si je lui donne assez d’attention, si la personne à compris quand j’ai parlé de côté. Believe me, I get it. C’est épuisant. Si je pouvais me pratiquer en me parlant à moi-même, je le ferais. Alors oui, je suis capable de me mettre à votre place et je vous comprends. Le truc c’est de se pratiquer souvent, plus qu’on est à l’aise avec la personne, plus c’est facile. Pour les deux! J’ai une amie que j’ai rencontré tard dans ma vie et qui m’a confié qu’après chaque soirée passée avec moi elle était tellement brûlée. Elle avait besoin de plusieurs jours pour récupérer et elle ne pouvait pas s’imaginer me voir tous les jours même si nous sommes de très bonnes amies. Ça explique un peu pourquoi je ne me fais rarement inviter dans les partys. Je vous comprends, vous avez envie de vous amuser le coeur léger. Et je ne vous en veux pas.

On juge et on analyse notre environnement. C’est normal et c’est humain. Je ne fais pas exception à la règle et j’en ai même honte. Laissez-moi vous raconter cette anecdote : Un beau matin, j’étais dans l’autobus en direction du travail. Du coin de l’oeil j’ai remarqué un beau jeune homme assis un peu plus loin en face de moi. Totalement mon genre. Il se tourne pour regarder par la fenêtre et c’est là que je les ai vus. Ses appareils auditifs. Mon image d’un homme fort, séduisant, sexy, est fondue comme de la neige au soleil. Je me suis dit : pauvre de lui. J’ai commencé à le voir comme une personne vulnérable, faible, qui avait besoin d’être aidée ou protégée. Ma réflexion a duré une fraction de seconde, mais je me suis sentie VRAIMENT MAL. Mon petit garçon de 5 ans porte des appareils auditifs et il en aura besoin toute sa vie. Est-ce que ses conquêtes potentielles jetteront sur lui le même regard que moi aujourd’hui? Believe me, I understand. Je sais ce que vous voyez parfois quand vous me regardez, et que c’est plus fort que vous.

L’homme en question s’est avéré être un nouveau collègue de travail. Je l’ai croisé à plusieurs reprises et nous avons même échangé quelques messages. C’est un journaliste. Il m’a raconté comment tout le monde avait essayé de le décourager dans son rêve de faire de la télévision mais qu’il avait persévéré. C’est déjà assez exceptionnel de percer en ayant toute son ouïe. Je le regarde aller pis comme moi, il travaille deux fois plus fort que tous les autres. Et il est excellent! Je suis fière. Maintenant je l’admire, et je suis loin de trouver qu’il fait pitié. J’ai envie d’apprendre à le connaître parce qu’une personne avec une force de caractère comme ça vaut la peine d’être connue. Et j’espère que mon fils trouvera son chemin comme lui. Vous voyez, ce qui compte, c’est ce que nous faisons avec notre jugement.

Accessibilité

La technologie joue un énorme rôle maintenant dans nos vies. L’abondance d’appareils mobiles, de tablettes, de téléphones et d’ordinateurs me facilite vraiment la tâche. Maintenant je peux parler avec mes parents et mes amis sur Facetime et lire sur leurs lèvres, je peux régler un problème moi-même en clavardant avec le service à la clientèle d’une compagnie, et bientôt je pourrai même rejoindre les secours au 911 en textant. Il reste du chemin à faire, surtout pour les organismes gouvernementaux, qui sont des années à l’arrière car ils ne semblent pas avoir figuré comment utiliser la technologie d’une façon qui leur semble sécuritaire.

Moi qui fait du Facetime avec ma maman.
Moi qui fait du Facetime avec ma maman.

Le but de l’accessibilité, c’est de faire en sorte que ce soit plus « facile » pour les personnes qui ne font pas partie de la majorité. Quand je regarde mon émission favorite avec des sous-titres, je peux plonger dans l’histoire et décrocher. Quand je vais au cinéma et pour voir un nouveau film avec le système de sous-titrage par wi-fi, je suis contente. Quand je visionne un vidéo sur YouTube et que je peux lire ce qui est dit, je trouve ça intéressant. Mais dans la réalité, les sous-titres à la télévision sont imprévisibles. Des fois, c’est parfait, d’autres fois c’est bourré de fautes d’orthographe (surtout en direct), parfois c’est en retard ou en avance sur la parole, et ça arrive même qu’au retour d’une pause il n’y en ait plus du tout. Ça implique que je dois accepter de « manquer des bouts », de ravaler ma frustration, de rire d’une blague 30 secondes plus tard que les autres. Quand ça arrive, mon conjoint est encore plus fâché que moi. Il n’est pas capable de continuer à écouter l’émission en sachant que je ne comprends rien. (c’est ça l’amour!) Malgré tout, les sous-titres ont fait un énorme bout de chemin et pratiquement tout est sous-titré à la télé maintenant. Je comprends que c’est difficile de traduire, surtout en temps réel, et que c’est un gros effort qui est fait pour accommoder seulement une petite partie de la population, mais je pense qu’aujourd’hui on a plus d’excuses pour les émissions qui sont enregistrées à l’avance ou les dvd et les films au cinéma. Je ne peux m’empêcher de remarquer l’énorme écart entre la télévision québécoise francophone et les séries américaines. Je ne sais pas si les technologies sont différentes, ou si c’est un manque de budget ou de ressources, mais je préfère nettement écouter des émissions en anglais pour cette raison.

On regarde les bonhommes animés avec sous-titres.
On regarde les bonhommes animés avec sous-titres.

En ce qui concerne le cinéma, il y a encore beaucoup de place à l’amélioration. Le système de sous-titrage existait déjà en 2002, mais était disponible seulement à Ottawa, pas à Gatineau. Ça impliquait pour moi, qui n’avait pas de voiture à l’époque, de payer 50$ de taxi ou passer 3 heures en autobus pour aller voir un film. De plus, je n’avais pas le choix du film car il y avait seulement une salle qui était équipée avec ce système. Après de nombreuses plaintes de ma part, ça a pris quand même près de 10 ans pour que la technologie arrive au cinéma près de chez moi. Folle comme de la marde, je m’imaginais aller au cinéma chaque semaine pour rattraper ce que j’avais manqué. Dans la réalité en 2016, le système fonctionne 1 fois sur 2, c’est vraiment un jeu de chance. Même si mon conjoint appelle à l’avance, pour s’assurer que tout fonctionne bien, c’est arrivé qu’on s’installe dans la salle avec le popcorn, les bonbons, nos enfants, pis qu’on soit obligés de partir parce que « maman peut pas comprendre car la machine marche pas. » C’est arrivé qu’on ait planifié une rare soirée en amoureux, engagé une gardienne pour garder les enfants, pis qu’on se retrouve finalement dans le parking du cinéma avec moi qui pleure parce que le wi-fi était défectueux. Et encore aujourd’hui c’est pas tous les films qui sont sous-titrés, certains ne le sont jamais, d’autres seulement une semaine, bref je dois toujours vérifier pour ne pas manquer ma chance et espérer que mon horaire le permette. Disons que je préfère éviter la déception et j’attends que le film sorte en DVD. C’était le cas du nouveau Star Wars: The Force Awakens dont tout le monde parlait. Je suis une grande fan, j’aurais tellement aimé voir ce film au cinéma, et pouvoir en parler avec mes amis, mais bon. Il y a des choses pires que ça dans la vie.

Est-ce que c’est demander la lune que de souhaiter que ce soit un peu plus facile parfois? J’aimerais tellement ça pouvoir mettre mon cerveau à « off » de temps en temps et ne pas avoir à forcer autant. Je ne rajeunis pas, vous savez! Si le monde était composé d’une majorité de sourds et de quelques entendants, c’est les entendants qui devraient s’adapter à nous. On devrait mettre du son sur les émissions de télévision, ce serait tellement long! *sourire* Ce qui m’attriste un peu dans tout ça, c’est que ceux qui entendent font partie d’un « groupe », le groupe des entendants. Les sourds font partie d’un autre groupe, ils ont leur propre language, leur propre communauté et un sens de l’appartenance très fort.

Les implantés cochléaire ne sont pas vraiment sourds et pas vraiment entendants. On est comme des demi-mesures.

Bien sûr, il y a des associations pour les implantés cochléaire, des activités, et des communautés virtuelles, mais personnellement, ça n’a jamais été assez pour me donner le sentiment d’appartenir à un groupe, d’être avec « mon monde ». J’ignore pourquoi nous les humains, on a ce besoin de validation et qu’on désire à ce point se sentir compris, mais ça m’a inspiré une petite histoire :

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La petite voiture rouge

Imaginez que vous conduisez une petite voiture rouge et que la majorité des gens sur la terre conduisent une grosse voiture grise. Votre voiture est bien, elle vous apporte où vous voulez, en style et en confort, mais quand vous croiserez d’autres voitures sur la route, vous serez toujours un peu différents. Vous atteindrez plus vite vos limites dans le poids que vous pourrez tirer, ou dans les côtes que vous voulez monter. Quand vous aurez besoin de pièces ou de conseils, ils seront plus difficiles à trouver. Personne ne comprendra mieux la complexité de votre mécanique, ses petits manques et ses petits extras que ceux qui conduisent une petite voiture rouge. Les conducteurs de celles-ci auront une expérience de conduite distincte, ils approcheront les courbes de façon différente, et auront une perspective de la vie que personne d’autre n’aura. Soyez fiers d’être une petite voiture rouge et ne laissez pas les obstacles vous arrêter. Prenez la longue route s’il le faut. Et surtout, regardez en avant et pas dans le rétroviseur. On avance pas sur le chemin de la vie en gardant le frein à main enfoncé!

On me demande souvent si j’étais capable de revenir en arrière, si je voudrais refaire ma vie sans handicap. La réponse est non, sans hésitation. Tous les choix que j’ai faits, les personnes que j’ai rencontrées, les chemins que j’ai pris m’ont amenée ici aujourd’hui.

Je suis une petite voiture rouge et je suis heureuse.

8 Comments

  1. Francisca Reply

    Encore une fois bravo! Tu es tellement un inspiration pour plusieurs, moi la première. La distance nous sépare mais tu sais que tu es importante pour moi. Je remercie la vie de t’avoir mit sur min chemin. Je suis une de celle qui a vue la personne bien avant la surdité. Preuve… je pense que ca prit environ 3 ou 4 fois qu’on se voit et que l’on échange avant que je pense que tu trouvais probablement que je puais. Lol!

    J’ai bien hâte a dans quelques semaines pour que l’on puisse aller s’étendre sur le bord de l’eau a placoter et regarder les enfants jouer ensemble. 🙂

    • Nancy Reply

      Ahh Kika 🙂

      Je vais toujours me souvenir que toi et Antoine étiez venus me porter un toutou chez mes parents après ma 2e opération pour l’implant cochléaire. Je l’ai encore d’ailleurs! Et vos visites à Gatineau. Vous êtes tellement des bons amis, c’est nous qui sommes chanceux de vous avoir. Dans pas long nous aurons les pieds dans le sable de la péninsule, plein d’autres beaux moments à venir. À bientôt! xox

  2. Carmelle Robichaud Reply

    Merci Nancy de nous partager ton vécu.
    C’est tellement inspirant et sa nous fait réaliser que la vie n’est pas aussi facile
    pour les non-entendants.
    Je t’aime ma chère nièce. xoxoxoxo

    • Nancy Reply

      C’est sûr que la vie n’est peut-être pas aussi facile mais on trouve d’autres façons d’avoir du plaisir et d’être heureux, ça c’est certain!

  3. Chère Nancy,

    Je me reconnais énormément à travers tes bogues… Mes seuls amis sourds sont implantés et je comprends comment peut se sentir un entendant lorsqu’il nous parle.

    Ma surdité, c’est ma vie, mon amie, mon alliée et je n’imagine pas ma vie sans.

    🙂

  4. Ma chère Nancy,
    merci pour le beau témoignage! Ce soir je lisais également ton entrevue avec tes parents et mon coeur de maman a pleuré à chaude larmes.
    Je me questionne un peu sur moi même car lorsque je vois mes élèves malentendants je n’ai pas pitié d’eux… En lisant ton blogue je me suis demandé si je le devais… Je sais que c’est une dure réalité pour vous et que vous devez partager tellement d’épreuves, mais je me dis que si je devais avoir pitié de vous autant changer de « job »… Ma pitié se transforme plutôt en admiration car au fil des années je rencontre de nouveaux élèves qui m’impressionnent tout comme tu l’as fait plusieurs années passées et le fait aujourd’hui encore… Je me sens vraiment privilégiée d’avoir mon métier!!
    Merci à la vie!!
    Take care ma belle! xx

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